J’ai reçu récemment d’une amie un lien concernant le travail d’une graphiste allemande, Lena Gieseke, à l’université de Géorgie-USA… à regarder plein écran avec le son. Selon les termes de Lena, l’apport de la 3D à l’étude de Guernica offre une nouvelle perspective qui révèle des aspects cachés de l’œuvre, aide à en identifier les éléments les plus signifiants et à comprendre comment ils s’agencent pour former une œuvre cohérente. Bref, Guernica comme vous ne l’avez jamais vu. Mais Lena pose aussi des questions relatives au statut de son travail par rapport à celui de Picasso. C’est là l’occasion de mettre en évidence des mutations apportées par le numérique dans le domaine de l’oeuvre d’art. Vous connaissez sans doute le chef-d’œuvre de Picasso, gigantesque toile de plus de 27m2, évoquant le massacre de Guernica sous un bombardement allemand en 1937 pendant la guerre civile espagnole. Vous connaissez peut-être aussi l’émotion qu’il peut engendrer, accroché sur un mur du musée Reina Sofia de Madrid.
Alors que change le numérique ?
⇒ Là où l’œil seul permet de saisir le tableau de Picasso, le travail de Lena apporte une nouvelle sensorialité. Même si l’interaction est ici passive, il naît une sensation de déplacement relatif du corps autour des figures 3D « extrudées » du tableau. Le corps est augmenté de perceptions nouvelles, le visuel se recorporalise.
⇒ Là où le tableau est un original, authentique, unique, lié à une histoire, accroché en un lieu muséal, et bénéficie donc d’une forte aura, la réalisation numérique est indéfiniment reproductible, transmissible et actualisable simultanément ou non sur une infinité d’écrans, et voit donc son aura remise en cause.
⇒ Là où, dans l’œuvre de Picasso, l’idée efface l’outil, le numérique réintroduit leur complémentarité ; et cela parce que le développement continu des possibilités du hard et du software interagissent nécessairement avec l’imagination de l’artiste.
⇒ Là où la peinture de Picasso est la trace d’une activité empirique, le travail de Lena est une activité subordonnée à la science. Elle affronte ici une rupture avec les techniques de Picasso. Au travers du codage, tout y est langage, depuis la simulation des outils de dessin et de sculpture jusqu’aux mouvements de caméra et à l’éclairage, et aussi jusqu’à la transmission par le réseau et son actualisation sur l’écran.
⇒ Là où l’œuvre de Picasso impose une forte présence du sujet artiste, une subjectivité affirmée, la perte de la trace et du geste dans l’œuvre numérique, et aussi le filtre du langage codé imposent un affaiblissement voire une disparition du sujet. Ia singularité de l’œuvre, de l’auteur et de son point de vue sont ici peu ou pas perceptibles.
D’un point de vue plus personnel, j’ai pris plaisir à regarder ce travail graphique, mais il me semble que l’émotion perçue ne naît plus vraiment du sujet représenté, mais davantage d’une fascination pour le résultat apporté par la technique, par ce qu’elle me permet de réaliser, de voir que je n’aurais pas vu, bref d’un parfum de sublime technologique (voir Mario Costa) . quant à la musique de Manuel de Falla qui accompagne les images, a t-elle un autre sens que de servir de lien spatio-temporel entre les deux artistes et avec l’Espagne du premier tiers du XXème siècle.
Et si l’on avait réalisé le même type de travail en « extrudant » une collection de hamburgers Mc Donalds à partir d’une affiche et en l’accompagnant de « Born in the USA » de Bruce Springsteen ? La question de l’œuvre d’art se serait-elle posée de la même façon ? C’est l’œuvre originelle qui appelle la différence de regard, comme un dernier signe de l’aura. Tout en présentant des caractéristiques fondamentalement différentes, la création de Lena ne coupe donc pas le cordon avec Picasso. Il manque pour cela le traitement singulier, ou le détournement qui autonomiserait son travail.
On le voit, le recul des frontières de la technique entraîne le questionnement des frontières de l’art. Le numérique oblige à reconsidérer les rapports art-sciences comme cela s’est d’ailleurs produit à chaque innovation scientifique et technique. La mise à disposition d’outils numériques pour tous et pour tout permet l’infiltration de l’art dans toutes nos activités, ce qu’Yves Michaud appelle l’art à l’état gazeux, et contamine en retour la dimension artistique. L’esthétique de l’œuvre numérique, c’est la conjugaison du code et du sensible. Mais il ne faut pas négliger le risque qu’une œuvre se réduise à des effets technologiques. Au final, son statut se détermine d’autant plus difficilement qu’il faut prendre en compte l’absence de structure légitimante pour ce type de travail et aussi les difficultés du marché de l’art à faire son deuil de la rareté, de l’unicité de l’œuvre et peut-être de sa durabilité. Il faut aussi prendre en compte l’absence de recul. Après tout il a bien fallu un siècle pour que l’on accepte d’accoler art et photo…
Très intéressant tant du point de vue du résultat obtenu par Lena, que de vos commentaires…même si vous n’apportez pas de réponse à vos questions. Mais vous avez raison, il y a une réflexion à diffuser sur ce qu’est ou pourrait être l’art (ou les arts) numérique, en résistance à une sorte de scatologie numérique hélas trop souvent présentée comme art numérique…